les vivants

En deuxième année de l’école des Beaux Arts à Valence, Monique Deregibus, artiste et enseignant la photographie, demande aux étudiants de lui montrer des photographies représentant des natures mortes, des portraits et des paysages pour tester leurs niveaux. J’essaie de brouiller les pistes notamment pour les natures mortes que je n’ai pas l’habitude de traiter. J’utilise le noir et blanc et expérimente l’effacement de détails au profit d’une sensation à l’aide de valeurs ISO assez hautes.

Je choisis de réaliser des portraits d’animaux morts aux côtés de ceux d’humains. Issue d’une famille de paysans, j’avais régulièrement assisté à la mise à mort d’animaux de la ferme et j’avais le souhait d’interroger mon rapport à cet acte en tant qu’adulte. J’ai obtenu l’accord du Centre Abattoirs Bouchers Eleveurs Romans créé en 1992 pour réaliser les prises de vue, à la condition de ne pas déranger les salariés. Une dizaine s’activent, les hommes à la manutention, à des travaux qui requièrent de la force et les femmes à la petite découpe. Les lieux sont modernes, mécanisés et extrêmement propres. Compte tenu du sujet donné et des conditions, je privilégie les animaux.

Rétrospectivement, je me rends compte qu’à la suite des dégradations des conditions dans certains abattoirs, des luttes des antispécistes, ce travail ne serait plus possible aujourd’hui. Toutefois, ces images qui ont près de 30 ans posaient déjà la question de notre relation avec les vivants.

Les tirages sont limités à 8 exemplaires + 2 EA, réalisés sur du papier Infinitiy Rag Photographique Mat de Canson.

Jean-Marie. Romans-sur-Isère. 1996

C’est le premier portrait de la série et la première fois où je demande expressément à une personne de poser pour moi. Jean-Marie est le plus jeune ingénieur crititien français en 1995. Il analyse les risques de sûreté-criticité pour l’industrie nucléaire. Pratiquant l’escalade, le trekking, le tennis et la course à pied, il accepte de poser torse nu.

Le cochon couché. Abattoir de Romains-sur-Isère. 1996

Bien que ce soit un lieu aseptisé, technique avec des parties automatisées, l’ambiance qui règne dans l’abattoir, de la partie préparatoire après la mise à mort et avant le découpage tient de l’enfer. Ce cochon vient tout juste d’être abattu à l’aide d’un pistolet pneumatique et semble dormir.

Le bain. Romans-sur-Isère. 1996

Une fois le cochon abattu, il dévale une grille en pente qui le plonge dans un bain bouillant afin qu’il soit lavé et désinfecté. L’eau est si chaude et l’air ambiant froid que des vapeurs ne cessent de monter de la cuve.

Germaine. Romans-sur-Isère. 1996

Germaine a 85 ans vit seule à l’étage au-dessus. Elle est malicieuse et a gardé un tempérament de jeune femme. Elle a accepté de poser les yeux fermés contre le tronc d’un arbre. Elle dit à chaque personne qui la complimente sur sa peau qu’elle passe du Fabulon tous les jours.

La mâchoire. Abattoir de Romans-sur-Isère. 1996

Une fois passé dans le bain, le cochon est attrapé par deux fourches en métal qui se referme autour de lui telle une mâchoire.

Le grill. Abattoir de Romans-sur-Isère. 1996

Les flammes jaillissent si fort qu’elles font tournoyer le cochon sur lui-même pour brûler les soies de toute part et achever la désinfection.

La jeune fille au voile. Romans-sur-Isère. 1996

Pour les enfants qui ne sont pas familiers, assister à la mise à mort des animaux, c’est un choc. Je propose à E., la fille d’un ami de poser en tenant un voile devant son visage pour réaliser un des portraits de la série.

Le foin. Vercors. 1996

Au bord de la Bourne, un affluent de l’Isère qui traverse la ville où se trouve l’abattoir, des foins sèchent sous le soleil estival. C’est au creux du Vercors que les bœufs ont ruminé et ils emportent dans leurs entrailles ce paysage verdoyant, doux et humide.

Le bœuf. Abattoir de Romans-sur-Isère. 1996

Le salarié découpe du côté du ventre la peau du bœuf après avoir ôté celle de la tête. Il a les mêmes gestes que celui d’un chirurgien et doit objectiver la matière pour être précis et efficace.

Damien. Romans-sur-Isère. 1996

Damien que j’ai rencontré dans les rues de Romans est lycéen. Il a accepté de poser dans le laboratoire de l’association et c’est lui qui choisit son geste. Il est joyeux et confiant dans l’avenir. Il ne sait pas trop quel métier il a envie de faire.

Jeune garçon au chien. Bollène. 1996

Le jeune garçon à six ans aime par-dessus tout le chien de sa grand-mère. C’est son compagnon de jeu et il a glissé entre le collier et le pelage un révolver. J’avais exactement son âge quand j’ai découvert accidentellement la mort.

Dos. Abattoir de Romans-sur-Isère. 1996

Une fois la peau retirée, le bout de la queue découpée, le dos révèle non la chair mais la masse de graisse blanche et grumeleuse qui la recouvre.

Tête pendue. Abattoir de Romans-sur-Isère. 1996

Une fois l’animal dépecé, la tête est découpée et pendue afin que les dernières gouttes de sang puissent s’écouler au travers des grilles sur le sol. La lumière de l’abattoir fait briller le sang et l’œil, vivants il y a moins de 15 minutes.

Cœur. Abattoir de Romans-sur-Isère. 1996

L’homme a découpé le ventre du bœuf qui s’ouvre sur les entrailles comme une veste sans bouton. J’y perçois les ondulations des collines où l’animal s’est reposé.

Les prairies. Vercors. 1996

Les prairies du Vercors à l’automne sont rases d’estives. Elles ont conservé les courbes dorsales des animaux qui ont trouvé pâture et repos dans leurs plis. Elles attendent leur retour endormies.

La jeune fille aux cèpes. Romans-sur-Isère. 1996

la dernière image de la série propose de rassembler en un seul geste le portrait, la nature morte et le paysage. La jeune fille a accepté de porter au-dessus d’elle les champignons qu’elle venaient de cueillir.