Notre vol arrêté, titre emprunté au poème Sur le pays des chimères de Gérard de Nerval est une série qui couvre la période de 1991 à 1996. C’est la période d’avant le numérique. Avec un Nikon argentique en main, je développe et tire mes photos grâce à un laboratoire associatif. C’est la période où je passe du temps enfermée dans le silence sous la lumière rouge à tester, me tromper, refaire, recadrer, masquer, tout en préparant le concours d’entrée à l’école des Beaux Arts, à faire des aller-retour en Suisse pour travailler dans une entreprise américaine et élever un enfant.

Avec l’argentique, le temps et le coût ont pour conséquence une forme d’économie que je vais conserver avec le numérique. Chaque photo doit être pensée et chacune est tendue par un récit, un temps qui n’existe plus et place ainsi l’acte de photographier dans le registre du document, de l’archive. Si le travail photographique à partir des années 2010, entre dans une phase de série plus prononcée, pour ce travail et celui des années 1997 à 2000, chaque image nécessite une contextualisation. Elle emporte avec elle un hors champ dont les dimensions peuvent être sociales ou historiques.

Les tirages sont limités à 10 exemplaires, réalisés sur du papier Infinitiy Rag Photographique Mat de Canson.

Le Lido. Avignon. 1991

C’est le dernier cinéma X d’Avignon, au rez-de-chaussée d’un immeuble art déco de l’avenue Saint Ruf. Il faut suivre un couloir avant d’arriver dans la salle de projection. L’entrée a été remplacée par une supérette et sa salle de projection est à l’abandon à l’arrière de l’immeuble depuis plus de 30 ans.

La chambre d’hôtel. Genève. 1992

Je suis dans un hôtel bon marché, en attendant de trouver un lieu pour résider le temps de mon travail de 4 mois à Genève. La lumière du matin, les draps, les couvertures, le couvre-lit en chenillette, les bas que j’ai déposés avant de les enfiler, je veux retenir cet instant où la solitude n’est que l’espace de l’espoir.

Ce que j’ai vu à Bourges. 1993

Je ne prends qu’une photo de Bourges que je découvre pour la première fois. La ville est en plein chantier dans ce quartier, le bâtiment évoque un décor de cinéma et renvoie ceux qui y ont habité à l’impossibilité d’y retrouver des souvenirs.

L’homme au concert. Romans-sur-Isère. 1994

C’est un concert de chambre, dans un immeuble ancien du centre-ville. Cet homme regarde par la fenêtre tout en écoutant les musiciens. Sa moustache, sa coiffure, son profil, les revers de sa veste lui donnent l’air d’un acteur des films des années 1970.

La tête de mort. Carnaval de Romans-sur-Isère. 1995

Si le Carnaval est une tradition du Moyen-Age, à Romans il a pris en 1580 un sens différent, dans un contexte religieux et économique difficile : le pouvoir est pris par les artisans, avec des affrontements violents qui conduiront à des procès, des peines de mort et à la confiscation des biens.

Jeune homme à la perruque. Carnaval de Romans-sur-Isère. 1995

Le carnaval en 1995 est très populaire et toute la ville participe. Enfants, jeunes, femmes, tous jouent le jeu et d’affrontement, il n’y a plus bien que le maire remette aux responsables du carnaval les clés de la ville pour une journée.

L’enfant. Carnaval de Romans-sur-Isère. 1995

Le déclin de l’industrie de la chaussure dont Romans-sur-Isère est la capitale depuis le XVe siècle a démarré en 1970 et s’achève avec l’inauguration du Musée de la Chaussure en 1971. Le taux de chômage reste élevé en 1995 et le Carnaval qui rassemble de nombreux habitants est un des témoins des difficultés économiques.

Les mains dans les poches. Carnaval de Romans-sur-Isère. 1995

L’homme à la bouteille. Carnaval de Romans-sur-Isère. 1995

En 1995, avec Gilles Chétanian, alors étudiant à l’école des Beaux Arts de Grenoble et originaire de Romans-sur-Isère, nous avions défilé dans le Carnaval avec des panneaux comportant la lettre K, en criant Il n’y a qu’a.

Causse Méjean.Lozère. 1995

Je découvre pour la première fois la Lozère en 1988 et c’est le choc. J’ai passé mes 20 premières années dans le Vaucluse sans voyager. J’ai le sentiment d’être dans un autre pays, tel que la Mongolie. Ou comment voyager sans prendre l’avion. Je ne mesure pas alors comment la France est l’un des pays qui possède la plus grande diversité de paysage par rapport à sa taille.

Mannequin. Romans-sur-Isère. 1995

La mise à disposition du laboratoire associatif à Romans-sur-Isère me permet de tester des prises de vue dans la rue. C’est une pratique je vais abandonner au fil des années parce que me rends compte que j’ai besoin d’entrer en relation avec les personnes ou les paysages avant de les photographier.

L’enterrement d’un pompier. Romans-sur-Isère. 1995

Le déclin de l’industrie de la chaussure dont Romans-sur-Isère est la capitale depuis le XVe siècle a démarré en 1970 et s’achève avec l’inauguration du Musée de la Chaussure en 1971. Le taux de chômage reste élevé en 1995 et le Carnaval qui rassemble de nombreux habitants est un des témoins des difficultés économiques.

La charrette. Malaga. 1995

Je retournerai en Espagne plusieurs fois mais en 1995, c’est la première fois que je visite, en coup de vent hélas, Malaga, une des villes les plus africaines et cosmopolites.

Le chemin. Parc Naturel Régional du Haut Jura. 1995

Je découvre le Jura et comme pour la Lozère, je suis transportée par le paysage fait de monts doux, de sapins, arbres exotiques pour la provençale que je suis. Il y a un air de France qui n’a pas bougée depuis longtemps.

Le muret. Parc Naturel Régional du Haut Jura. 1995

Les champs sont séparés par des lignes de pierres amassées qui évoluent en courbes et en droites sur les flancs, en fixant les séparations.

Le café de la gare Cornavin. Genève. 1995

Dans ce café, coupé de l’extérieur par des voiles coulissants sur une tringle en laiton, l’ambiance est feutrée et les deux personnes travaillent à l’aide de documents éparpillés sur la table. C’est le premier café où j’ai senti l’atmosphère calviniste de la Suisse.

Le champ labouré. Vercors. 1995

Le Vercors à cette époque est mon terrain de jeu. Le dimanche, je grimpe au Pré de Cinq Sous au pied duquel s’étale la plaine avec vue jusqu’aux monts d’Ardèche. Peu avant le Pré, un champ labouré retient mon attention et me fait penser à mon grand-père, si fier d’avoir eu le prix du meilleur laboureur en 1950 avec son premier tracteur. J’ignorais à ce moment-là que le labour profond deviendrait une hérésie pour l’agriculture soucieuse de la vie du sol.

La sieste. Vaucluse. 1995

L’été, à cet endroit, est chaud et très sec. La terre crisse sous les pieds comme du sable sous les feuilles de chêne de l’an passé. B est harassé par la chaleur et choisit la pierre au nord de la maison pour une sieste.

La femme au chapeau. Romans-sur-Isère. 1995

Elégante, la femme au chapeau s’adresse au caissier dans un mouvement vif. Elle a le geste de la jeune fille qu’elle a toujours été.

Avant la boucherie. Madrid. 1995

Avec 4 étudiants de l’école des Beaux Arts, nous prenons la voiture et partons à Madrid visiter le Musée du Prado et le Palais de la Reine Sofia. Goya, Cranach, Velasquez, Picasso m’inspirent cette image, parmi les quatre que je prends à Madrid.

Une idée de la sculpture. Livron-sur-Drôme. 1995

Au bord de la route, l’entreprise a installé au milieu de sa cour un escalier et un animal en pierre tourné vers l’est. Je ne suis pas repassée par cette route entre Bagnol-sur-Cèze et Livron depuis longtemps et ne sais si la sculpture est toujours là.

Jeunes baigneurs. La Grande Motte. 1995

Je me prépare à partir en convoyage durant 3 semaines. Il s’agit de déplacer par la mer un voilier de la Grande Motte vers Gibraltar pour le compte de ses propriétaires qui souhaitent en profiter sur les côtés espagnoles dans un mois. Les jeunes sont à fond pour poser et c’est à celui qui sera devant les autres. Nous sommes à la veille des premiers portables grand public. 

Le jeune homme musclé. La Grande Motte. 1995

La Grande Motte n’est pas encore devenue un lieu de villégiature pour les classes moyennes supérieures. Les jeunes des classes populaires viennent en bande jouer sur la plage du Point Zéro depuis Montpellier. L’un des jeunes tient absolument à poser en exhibant ses muscles.

Le cirage des chaussures. La Grande Motte. 1995

Je loge chez Thierry qui fait partie de l’équipage durant le convoyage. Il vit seul dans un appartement et il est assez pointilleux sur la propreté. Avant de partir, il cire ses chaussures sur le balcon.

Point zéro. La Grande Motte. 1995

La Plage du Point zéro est le point de départ du projet de création de la station balnéaire en 1967. L’image est prise depuis le balcon de l’appartement de Thierry en attendant que ce dernier finisse son paquetage.

Repasser sa chemise. La Grande Motte. 1995

Thierry à 25 ans sait à peu près tout faire avec ses mains. Ce qu’il ne sait pas faire, il l’apprend tout seuil. Il travaille chez Coca Cola, en tant que technicien de maintenance pour les distributeurs automatiques.

Le linge dans la rue. Sète. 1995

Après le départ de la Grande Motte sous les nuages et le vent, nous faisons halte à Sète pour des achats de nourriture et de carburant. Dans les rues près du port, le linge sèche sans que les habitants ne s’inquiètent des vols et avant que les mairies du sud interdisent les cordes à linge dans la rue.

L’enfant au bassin. Sète. 1995

Les enfants jouent dans les rues près du port de Sète, un quartier populaire en 1995. Il y a peu de véhicules qui circulent, le quartier est paisible si bien qu’ils sont en sécurité.

Cap de Creus. Espagne. 1995

Alors que nous devions convoyer au large de l’Espagne et passer par les Baléares, le skipper décide en écoutant la météo marine de caboter près des côtes espagnoles. Décision d’une grande sagesse puisque nous apprenons le lendemain qu’une tempête a eu lieu entre les Baléares et la France et que 3 voiliers ont coulé. Le Cap de Creus est un animal endormi vu du voilier.

LSD 38. Venise. 1er janvier 1996

Je décide d’aller à Venise voir des peintures de Giorgione après avoir vu celles de Giotto à la Chapelle Scrovegni. Je dors dans un camping car au confort sommaire, garé dans le froid humide du port de la cité italienne. En face, un croiseur militaire arbore des guirlandes allumée dans la nuit. C’est l’USS Pensacola LSD 38. Je pense à la guerre de Bosnie-Herzégovie qui vient de prendre fin le 17 décembre 1995. Sarajevo est à 500 km de Venise à vol d’oiseau. Ce croiseur sera transféré en 1999 à la Marine de la République de Chine. C’est la seule image que je prends à Venise.

Marseille. 1996

En 1996, je découvre les calanques. Elles ne sont pas encore le lieu de fréquentations intensives qui firent prendre la décision à la Ville de Marseille d’en réglementer les accès. A présent, tous les jours, les services préfectoraux évaluent et communiquent l’état du risque incendie pour la journée du lendemain et peuvent en interdire l’accès.

Les cagettes. Monteux. 1996

Mes grands parents sont maraîchers et cette année est la dernière où mon grand-père va vendre ses prunes au MIN de Châteaurenard qui est vide au trois quart. C’est la première fois que je commence à documenter les lieux de la ferme dont je sens la fin arriver. Ces cagettes ne serviront plus jamais et seront détruites quelques années plus tard.

Double autoportraits. Genève. 1996

Face à la gare de Cornavin à Genève se trouvait un photomaton dont le prix pour une bande de 4 images était à un franc suisse. C’était un photomathon avec des tirages argentiques. La qualité des photos dépendait des changements des bains. Avec l’artiste suisse Niklaus Strobel, nous avons réalisé ce double autoportrait. Depuis plus de 10 ans, Niklaus vit et poursuit son travail en Urugay.